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Le blog de Michèle Picard, maire de Vénissieux, député suppléante du Rhône
Charles Jeannin, Officier de l’Ordre national du Mérite
Février 2011, par adminSamedi 29 janvier 2011, Charles Jeannin recevait la décoration d’Officier de l’Ordre national du Mérite par Fortuné Lanfranchi, Officier de la Légion d’Honneur. Ci-après, retrouvez l’intervention de Michèle Picard à cette occasion.
Une leçon de vie, une leçon de courage. Voilà ce que je ressens, voilà ce que ma génération, qui n’a pas connu la guerre, l’effroi, la peur et l’innommable, t’adresse, Charles. Oui, ta vie est à mes yeux une leçon de vie.
Une leçon de vie pour tous les Vénissians également, une fierté pour la Ville, et pour le Maire que je suis, de te compter parmi ses habitants, car tu nous démontres combien les résistances d’hier peuvent nous aider à mener les combats d’aujourd’hui, nous ouvrir la voie des possibles. Personne ne pourra poser les mots justes sur ce que tu as connu, vécu, ressenti, sauf les hommes et femmes qui ont été emportés eux aussi dans ce trou noir de l’histoire, dans ce trou noir de la civilisation que sont le nazisme, les camps de concentration et la solution finale.
On peut par contre les partager, les imaginer, on doit surtout les écouter et les retenir. « ça ne sert à rien de se plaindre », affirmais-tu alors que tu étais si jeune, il faut plutôt se battre, rester debout, résister pour rester digne. De quel métal faut-il être fait pour afficher une telle volonté à 18 ans lorsque le convoi de la mort, auquel tu appartiens, entre en gare de Dachau, le 5 juillet 44. Le quotidien d’un déporté, ça doit être ça : résister pour rester digne malgré la peur au ventre, malgré la peur de la mort, rester digne pour rester un homme malgré les tortionnaires qui veulent réduire la condition humaine à la bestialité, au statut de sous-homme.
Ton entrée en résistance me fait d’ailleurs penser à celle de Germaine Tillion : elles sont toutes les deux physiques, viscérales. La rage que tu exprimes, en voyant la colonne ennemie arriver à Lyon en juin 40, est la réplique exacte des mots de la regrettée ethnologue : « quand j’ai entendu la voix de Pétain à la radio, j’ai vomi », disait-elle.
C’est pourtant cette sale France et ses unités paramilitaires créées par Vichy qui t’enverront à la prison de Saint-Paul, puis à Blois, au camp de Compiègne, puis à Dachau.
En pleine jeunesse, ton voyage vers l’enfer ne s’arrête pas là : les hommes entassés dans des wagons à bestiaux, sans boire, sans manger, qui meurent par centaines, qui deviennent fous ; puis les transferts à Gotenhafen par des températures de –30 à –38°, l’embarquement sur la Baltique et l’arrivée à Kiel. La bestialité n’a pas de nationalité : là, les SS ne sont plus Allemands, mais Ukrainiens, les méthodes, elles, restent les mêmes : on frappe, on cogne, on humilie, on tue les déportés. Comment as-tu tenu debout ?
Parce que, comme tu me l’as confié un jour, tu ne voulais pas que ton cadavre soit jeté dans les auges et serve de nourriture aux cochons. Ces mots sont terribles mais c’est ce réel-là que tu as eu sous les yeux. Peut-on ensuite se réveiller après un tel cauchemar ? Comment croire que le corps sanitaire canadien et les chars anglais, en mai 45, viennent libérer le camp de Sandbostel où tu étais enfermé ? Comment croire que même l’enfer a une fin ? Leçon de vie, leçon de courage, à plus d’un titre.
Toi qui n’as pas encore 20 ans, tu pèses 32 kilos lorsque tu rejoins l’hôpital de campagne. Ton corps est en pointillés mais ta force de caractère n’a pas lâché. C’est aussi cette période, la sortie de la guerre, qui interroge la génération à laquelle j’appartiens. Où, toi et les rescapés des camps, avez-vous trouvé l’énergie et l’espoir, non pas de vivre, mais d’apprendre à revivre ?
C’est au livre La trêve de Primo Levi que je pense souvent. Parmi tant d’amis perdus, de cadavres, après avoir côtoyé le pire de la nature humaine, il t’a fallu renouer avec le fil de la vie.
Faire preuve de caractère pour survivre, et à nouveau faire preuve de caractère pour réapprendre à sourire, à rire, à sortir d’un traumatisme, si jamais on en sort totalement un jour. Il t’a fallu, Charles, presque un an avant de reprendre le travail. Un an avec des images qui viennent vous hanter, un an, et plus encore, avec le souvenir des amitiés tissées dans le malheur, avec ceux que le cauchemar nazi a ensevelis, a anéantis.
Oui, cette question aussi est en nous : comment avez-vous fait pour revenir parmi les vivants, pour croire à nouveau en la nature humaine et à l’avenir de la société ? Je me trompe peut-être mais je crois Charles, que comme Lucie Aubrac, c’est le partage de la mémoire, l’art de transmettre l’histoire, même sombre, et d’être au contact des écoliers, qui vous ont ouvert un nouvel horizon.
Témoigner, encore témoigner, toujours témoigner. C’est la parole, les échanges, les discussions qui vous ont remis debout et ce sont les jeunes générations qui vous ont écoutés. Protéger et prévenir les suivants, des périls d’une histoire qui peut resservir, un jour ou l’autre, le même mauvais plat. Pétain est mort, mais pas l’extrême droite, alors il faut la combattre au présent.
Le IIIème Reich est mort, mais pas la haine, la xénophobie, l’antisémitisme, alors il faut les combattre au présent. 39-40 s’éloignent, les portes des camps d’extermination se sont fermées, alors il faut en parler, ici, maintenant, au présent pour ne pas tomber dans l’oubli.
Formidable mouvement de vie d’un passeur hors-normes au service de la mémoire commune, de la mémoire partagée, voilà ce que tu es Charles, aux yeux de notre génération, le gardien exemplaire d’un temps jamais tout à fait révolu.
Ton sens de l’engagement, que tu t’es forgé dans le creuset d’une famille ouvrière et populaire, ne s’est jamais démenti. Un engagement collectif, communiste, au contact duquel tu as compris qu’on ne trichait pas avec l’histoire, ni avec ses propres convictions. Il t’a porté, entre autres, à la tête du musée de la Résistance de Vénissieux, inauguré le 24 novembre 1979, une date qui t’est chère, très chère. Des milliers d’enfants y sont venus, pour partager, pour comprendre, pour ne pas oublier, et ça encore, tu peux en être fier.
Toi qui cumules médailles et décorations bien légitimes, te voilà depuis le 17 mai 2010 officier de l’ordre national du mérite. A cette reconnaissance, je me permets d’associer ton épouse, Rosette, pour la formidable complémentarité de luttes, de combats et de générosité que ton couple nous montre. Mais la récompense que ma génération voudrait t’adresser, c’est cette leçon de vie que tu nous as transmise.
Personne, jamais personne parmi nous ne pourra dire un jour : « je ne savais pas ! ». « La mémoire est la sentinelle de l’esprit », disait Shakespeare.
Merci encore, Charles, merci d’avoir été l’éclaireur et le passeur de notre propre passé !
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